La réflexion suivante s’est déclenchée, un vendredi soir de décembre aux alentours de 23h30 à la porte d’Aubervilliers. Un lieu médiatisé quelques semaines plus tard1 à la suite de l’évacuation des réfugiés, qui y avaient établi un camp. Je parle de lieu et non d’endroit, car le mot lieu renvoie à un aspect plus social. Le lieu c’est là, où il se passe quelque chose, sur lequel on peut raconter une histoire, des souvenirs. Et en effet, à la porte d’Aubervilliers ce vendredi soir, trois aspects de la société se réunissaient. La porte d’Aubervilliers est la jonction entre le 18ème, 19ème arrondissement de Paris et Aubervilliers, elle se compose de l’avenue de la porte d’Aubervilliers, de la place Skanderbeg et de l’avenue Victor-Hugo essentiellement, avenue qui débouche sur les grossistes asiatiques en tout genre. C’est dans ce sens-là que je suis passé, voyageant de réalité en réalité

Au niveau du tramway (T3b) et de l’allée donnant sur la gare du RER-E (Rosa Parks), j’observe des personnes calmes et isolées assises au sol ou sur un banc. Passant juste à côté d’une personne, mon œil focalise sur sa pipe à crack qu’il tente d’allumer. Je continue et arrive au milieu d’une foule, plusieurs groupes sont réunis autour d’un feu bricolé, d’autres discutent, sont sur leur smartphone ou fument. Je constate rapidement que dans cette foule il y a des réfugiés, migrants, SDF, addictes et autres catégories de personnes à la rue. Je suis à l’entrée du camp installé le long du périphérique sur des aires boueuses (cf. la photo), des toilettes de chantier sont installées à proximité des premières tentes. À vue d’œil, il y a plus d’hommes que de femmes. Personne ne me remarque quand je traverse, je prends mon temps, j’ai l’air indifférent. Je continue et sur le rond-point du côté de l’avenue Victor Hugo, un groupe de femmes affriolantes font des signes aux voitures, gigote pour lutter contre le froid. À un moment donné, une voiture s’arrête et l’une d’elles se penche pour parler au conducteur, je comprends que ce sont des prostituées. En face d’elles, une file d’attente se forme. Je la longe et constate que c’est l’entrée d’un club. Il y a les « videurs », des filles et des garçons bien apprêtés. Eux aussi gigotent pour lutter contre le froid ; difficile d’être séduisant.e avec des vêtements chauds. Et je continue mon chemin en pensant à haute voix.
Porte d’Aubervilliers, lieu actif le jour comme la nuit, où se côtoient des gens de tout horizon dans l’indifférence. J’ai pu observer trois réalités différentes, trois univers sociaux différents : celui des personnes à la rue, des prostituées et d’une jeunesse en quête de divertissement. J’entends par-là que la réalité vécue de la prostituée par rapport à la jeune fille dans la file d’attente sont différentes et dans ce cas-ci aux antipodes ; pourtant seulement quelques mètres les séparent. Une proximité physique, mais une forte distance psychique. L’univers social est une notion fondamentale en sciences sociales. Cette expression est utilisée par des journalistes pour parler de l’univers du luxe ; ou des synonymes comme « la planète2 people ». On la retrouve aussi pour parler des gens « en marges ». Je pourrais définir l’univers social comme un groupe de personnes partageant une même réalité au quotidien. Par exemple, l’ouvrier qui fait les trois-huit à force d’être dans cette dynamique, son mode de vie se façonne, sa routine installée et partagée par d’autres alimente son univers et par conséquent sa psyché. Bien évidemment, on peut au cours d’une vie changer d’univers, rien n’est figé. Comme un jeune footballeur débutant amateur qui deviendra connu et professionnel, son univers sera changé. Un habitant du 16èmearrondissement ne partage pas la même réalité qu’un habitant Aubervilliers – Pantin – Quatre chemins, etc. L’univers social est une grille de lecture de la société certes mouvante, mais qui permet de cerner une dynamique. Et c’est cela la société : une multitude de réalités présente dans le même espace physique qui le plus souvent s’évite ne se prête pas attention ; ou parfois, ne considère même pas l’existence de l’autre, où s’il le considère celui-ci est méprisé, dénigré. Comme dans le métro lorsqu’un mendiant sollicite l’attention des personnes, certains vont le capter du regard, d’autres restent dans leur bulle, sur leur smartphone, écouteurs branchés faisant abstraction de ce qui se passe.Je ne développerai pas plus afin de rester succinct, mais cette balade amène beaucoup de sujets à réflexion : le cas des réfugiés, de la prostitution, des addictes, la cohabitation, l’urbanisme, la mendicité, l’altérité, les rituels d’évitement… Ce soir-là, j’ai juste choisi de rentrer à pied et de faire un détour… Il ne m’aura pas fallu plus pour voyager.
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